Passer de l'autre côté du miroir de la scène
Ne plus être uniquement spectateur, mais prendre une part active dans un théâtre qui revendique d'exposer les réalités agricoles et les enjeux qui traversent ce secteur : c'est ce que proposent les comédiens de la Compagnie Force Nez à un public d'agriculteurs. Un peu comme si on traversait un miroir dans lequel on se regarde.

Ce soir-là, la météo était au diapason : une véritable tempête, avec bourrasques de vent et trombes d'eau, accompagnait le public invité à découvrir, dans la salle des fêtes de Losne, au sud-est de la Côte-d'Or, une pièce de théâtre intitulée « On laisse couler? ». Ils furent une quarantaine de spectateurs à braver ce climat inhospitalier, le 9 octobre. Ce moment théâtral n'avait pas pour vocation d'être seulement divertissant. Sur scène, les quatre comédiens de la compagnie marseillaise Force Nez étaient porteurs d'une proposition atypique mais intéressante : celle du théâtre-forum. En résumé : les comédiens jouent plusieurs scènes destinées à illustrer une thématique, puis ils invitent des membres du public à réagir mais aussi à rejouer la scène avec eux, en y apportant leur regard et leurs arguments.
Qu'auriez vous fait à notre place ?
Ce soir-là, il était question d'aborder l'avenir de l'agriculture en Val de Saône, à la lumière d'une question cruciale, celle de la gestion de l'eau : ses usages, son manque, mais aussi son excès, comme c'est le cas actuellement avec de nombreux champs inondés. La formule de théâtre-forum encourage à réagir, débattre et prendre une part active dans les points de vue exposés. À Losne, cette démarche, mise sur pied par les Chambres d'agriculture (voir encadré) a particulièrement bien fonctionné. Claire Baillon, comédienne de Force Nez, rappelle que la compagnie « travaille depuis une dizaine d'années sur des thématiques en lien avec l'agriculture : l'installation, la transmission, la reprise de ferme, la prévention du mal-être ». À Losne, la Chambre d'agriculture a demandé à la compagnie théâtrale d'imaginer une représentation évoquant l'adaptation des pratiques agricoles au changement climatique, en lien avec l'eau. « Le théâtre-forum, poursuit Claire Baillon, permet d'interroger le public d'agriculteurs sur la scène qu'on vient de jouer, et de demander comment, dans ce public, les uns et les autres auraient fait, à la place de l'un de nos personnages. C'est une manière de faire évoluer l'histoire et de nourrir le débat. Le spectacle est constamment en évolution grâce au public ». La capacité d'improvisation propre à ces comédiens est pour beaucoup dans la réussite du processus : « ce que j'aime beaucoup lorsqu'une personne du public accepte de monter sur scène, détaille Jérôme, l'un d'entre eux, c'est l'interaction qui naît. La personne présente et défend un point de vue et moi, je réponds en improvisant et ensemble, parfois, nous faisons ainsi émerger des solutions inattendues ».
Élargissement du débat
Si le point de départ était la question de l'eau, le déroulement de la soirée a rapidement évolué vers un débat plus large sur la place de l'agriculture dans notre société. Plusieurs agriculteurs présents dans la salle n'ont pas hésité à prendre parole, puis à venir se joindre aux comédiens dans un jeu de renvois de balles pertinent et apte à faire réfléchir, parfois très drôle. Il était ici question, pêle-mêle, de la difficulté de communiquer sur le quotidien des agriculteurs face aux a priori de nombreux citadins, du sentiment d'être toujours scrutés et jugés négativement par une société qui semble avoir oublié ce qu'elle doit à l'agriculture et pas toujours exempte de contradictions entre ses exigences et ses choix de consommation alimentaire. « Incompréhension », « malaise » étaient des termes qui sont souvent revenus, après que les comédiens avaient interprété des scènes dans lesquelles l'agriculteur devait expliquer les fondamentaux de son métier à des promeneurs remplis d'idées préconçues et d'avis péremptoires. Il y avait aussi l'exemple de ces « visiteurs » qui ne voient pas dans les champs un espace de travail, mais un dépotoir, la difficulté de faire face à la charge de travail, la nécessité de remettre ses pratiques en question tout en préservant la viabilité économique des exploitations, la conscience d'être en première ligne face au changement climatique... Un des spectateurs a parfaitement résumé le sentiment qui ressortait à l'issue de la représentation : « ce que vous jouez, c'est tellement ça, c'est exactement ce que l'on vit ! » Un effet miroir qui permettait à la fois au public de prendre du recul sur lui-même et de se réapproprier un sujet trop souvent confisqué.
Passer de l'autre côté du miroir de la scène
« Un outil de débat »
« On laisse couler ? » est une pièce mise sur pied par une initiative conjointe des Chambres d'agriculture départementales (en l'occurrence, celles de Côte-d'Or et du Jura, en partenariat avec la Communauté de communes Rives de Saône) et par la Chambre régionale d'agriculture de Bourgogne-Franche-Comté, avec le soutien financier de l'Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse, et en s'appuyant sur une enquête de terrain. Elle a également été jouée en Saône-et-Loire et en Haute-Saône. Pour Nicolas Michaud, éleveur laitier dans le Val de Saône et élu de la Chambre d'agriculture de Côte-d'Or en charge de la gestion de l'eau, « faire comprendre les problématiques des agriculteurs dans ce Val de Saône où 40 % des prairies sont inondables et où les inondations provoquent des millions d'euros de dégâts, est un travail de longue haleine. Ce théâtre-forum est un bon moyen, c'est un outil de débat qui permet de mettre en scène ce qui ne va pas et d'essayer de voir à plusieurs comment on peut faire évoluer les regards... »