Le Côte-d'orien Jean-Pierre Fleury critique le manque d'ambition de la France et de l’Europe en matière d'agriculture. Ce secteur d'activité prend selon lui le même chemin que l'énergie et l'industrie.

Quelle agriculture pour ces prochaines années ? « Il faut être très fort pour deviner où veulent nous emmener nos dirigeants. Pour moi, tout ce qui est fait en ce moment est voué à affaiblir nos métiers, nos productions et diminuer encore plus le nombre d’agriculteurs. Notre capacité d’exportation, ce n’est même pas la peine d’en parler… », décrypte Jean-Pierre Fleury, éleveur retraité aux multiples casquettes professionnelles durant toute sa carrière. L’homme de 69 ans, président des producteurs de viande à l’échelle européenne de 2011 à mars dernier, suit encore de très près l’actualité : et c’est peu dire, les dernières « news » tendent à l’agacer.
Mon « cher » Bruno
« En matière d’inflation, la responsabilité est mise sur le dos de l’agriculture. Beaucoup trop souvent ! Nous entendons cela chaque matin à la radio », déplore Jean-Pierre Fleury, « dans un tel contexte, notre cher ministre de l’économie Bruno Le Maire a demandé aux 35 plus grandes entreprises alimentaires de faire des efforts en baissant leurs prix d’ici la rentrée. Si cet objectif est atteint, ce sont encore les agriculteurs qui paieront la facture. Cela fait pourtant 30 ans que nos prix sont en déflation au bénéfice des distributeurs, et donc du consommateur ! ». Ces prix payés aux producteurs, au contraire, ne sont toujours pas « à la hauteur des attentes », il manque encore un euro/kg selon Jean-Pierre Fleury. « Les cours sont bien meilleurs qu’un temps, mais nous sommes tout simplement en train de rattraper quelque chose qui nous est dû depuis longtemps. C’est certain, nous n’arriverons pas à combler tout notre retard à cause de l’inflation. Cette dernière est devenue structurelle, en lien avec le coût de la transition. Elle va durer dans le temps ». Le Côte-d’orien critique le manque d’ambition du gouvernement : « l’agriculture prend le même chemin que l’énergie et l’industrie. Il n’y a plus de calibre dans ce pays, plus la moindre élite capable de réfléchir pour l’avenir de notre agriculture. Nous n’avons que des technocrates sur lesquels s’appuient nos politiques. Il faut voir les faibles compétences qui se trouvent aujourd’hui dans le cabinet du ministère de l’agriculture… Tout ce beau monde n’a qu’une seule envie : rejoindre le ministère d’à-côté, celui de l’environnement ».
Encore plus vert ?
Jean-Pierre Fleury se pose beaucoup de questions sur l’évolution de la Pac : « entre la baisse budgétaire décidée par les États membres et l’inflation actuelle, pas moins de 80 milliards d’euros ont disparu au niveau européen, je ne sais pas si les gens se rendent compte de cette situation… Pour l’instant, le budget annuel de la France est de 9 milliards d’euros, avec sept milliards consacrés au premier pilier et deux pour le second : si la pression verte continue sur sa lancée, je ne serais pas étonné de voir un jour ces neuf milliards uniquement dédiés à l’environnement… ». Les élections européennes de juin 2024 seront « capitales » selon l’ancien président du pôle élevage de la Chambre d’agriculture de Côte-d’Or : « nous allons devoir nous y intéresser très sérieusement, ce scrutin va vite arriver. Que représentera l’agriculture dans les choix politiques, après ces élections ? Avec une majorité verte, l’agriculture continuera sa décroissance. À l’inverse, si nous assistons à un rééquilibrage des forces politiques, nous reviendrons peut-être à quelque chose d’un peu plus raisonnable… Il faut être très vigilant. Dans tous les cas, le futur programme de la Pac devra se construire à partir du terrain et non pas dans les sphères bruxelloises… ».
Quid de l’Ukraine
La prochaine majorité devra aussi se pencher sur la future intégration de l’Ukraine : « cette dernière semble inéluctable en Europe, c’est une question de temps. Cet évènement interviendra tôt ou tard, il pèsera lourdement dans la prochaine Pac, sachant que l’Ukraine représente l’Allemagne et la France réunies en termes de puissance agricole. L’agriculture européenne devra repenser son modèle, je sais que nos organisations professionnelles telles que la FNSEA, les JA et les AS comme la FNB sont déjà mobilisées sur le sujet ».
« Une aberration, une absurdité »
Jean-Pierre Fleury aborde ensuite la transition écologique : « celle-ci est inévitable, les agriculteurs en sont parfaitement conscients, mais le virage dans lequel nous sommes lancés va coûter une véritable fortune, seule l’inflation pourra financer cette transition ! En effet, il faudrait 68 milliards par an, uniquement pour la France, pour décarboner l’industrie, l’agriculture et les transports… L’agriculture représente 20 % de ce montant, cela fait 13 milliards. À l’heure actuelle, je ne pense pas que l’État français soit capable de sortir cette somme. Il faudra donc, pour assumer cette transition, que les prix payés aux producteurs soient rémunérateurs. Ce n’est donc pas le moment de retomber dans les travers d’une baisse des prix ». L’ancien président de la FNB observe que l’Europe n’est plus à une contradiction près : « elle demande à la fois de réduire l’élevage ruminant et de préserver les haies et les prairies. Nous avons clairement affaire à des irresponsables ou/et des incompétents. Pendant ce temps-là, la direction générale du commerce à Bruxelles n’en a rien à faire du Green deal et du Farm to fork, elle ne s’en cache même pas, elle est prête à importer 160 000 tonnes de viandes bovines supplémentaires venant de Nouvelle-Zélande, d’Australie, du Mercosur et du Mexique, avec des contrôles sanitaires, environnementaux et de bien-être confiés aux pays exportateurs ! Cela résume l’Europe d’aujourd’hui : naïve et candide. Il est temps que cela change sinon, cela finira mal pour notre agriculture ».